Coincés entre les résultats des entreprises et le verdict des urnes

Dans les années 1980, toute personne bloquée dans un aéroport pouvait passer le temps en feuilletant des dizaines de magazines d’entreprise, imprimés sur papier glacé, qui annonçaient l’imminence d’une toute-puissance commerciale du Japon sur la planète, au vu de son expansion débridée et de l’appétit du monde entier pour ses produits d’exportation. La scène politique américaine joue alors à se faire peur, à la perspective de voir l’ennemi juré, militairement vaincu, renaître de ses cendres et prendre sa revanche, tel un maître du jeu de Go éliminant un à un les pions majeurs de Corporate America. Au début des années 1990, renversement de la table du jeu géo-économique : le Japon s’enfonce dans une crise financière profonde, de laquelle il ne sortira jamais vraiment, tandis que les États-Unis, galvanisés, reprennent du poil de la bête en termes d’innovation et de productivité.[1]

Mais entre-temps, une nouvelle menace économique se profile déjà : Après la chute autant soudaine que surprenante du mur de Berlin en 1989, de nouveaux marchés s’ouvrent en Europe centrale, dont les entreprises d’Europe occidentale s’empressent de profiter sans y réfléchir à deux fois. Mais le nouvel eldorado s’avère rapidement parsemé de chausse-trappes et pièges financiers. La facture de la réunification de l’Allemagne prend une telle ampleur que les taux d’intérêt et l’inflation grimpent en flèche, prenant tout le monde de court. Les institutions financières européennes comprennent, trop tard, qu’elles ont payé au prix fort des rachats précipités et inconsidérés de banques locales qui accumulent des pertes sur les crédits à la consommation et l’immobilier, plombant ainsi les comptes de leurs repreneurs occidentaux.

Dans les pays enfin libérés du joug communiste en 1989, les consommateurs semblent même préférer les produits américains. L’Europe occidentale s’enlise alors toujours plus dans le bourbier de l’incertitude réglementaire et de la méfiance mutuelle, tandis que les États-Unis lancent le smartphone, voient émerger des méga-entreprises qui embarquent dans un voyage virtuel de découverte et réussissent à exploiter le potentiel commercial de l’internet. Avec, à la clé, des performances boursières à l’avenant.[2]

Mais un nouvel ennemi se présente déjà aux portes de l’Amérique. Le tigre chinois s’est libéré entre-temps de ses chaînes maoïstes, ce qui lui ouvre une ère de croissance économique presque miraculeuse. Le PIB de la Chine semble ainsi pouvoir dépasser celui des États-Unis, avant de voir, ces dernières années, s’éloigner cette perspective de nouveau « grand bond en avant », minée par des conflits à gros enjeu avec l’Occident, provoqués par la fermeture partielle du marché domestique chinois, le dumping de certains produits à l’exportation, les violations flagrantes du droit international des brevets et un positionnement plus agressif sur le front géopolitique.

La croissance de la prospérité au cours des deux dernières décennies[3] n’en reste pas moins impressionnante. Cette vague a hissé la Chine au rang d’acteur d’envergure mondiale. Mais le pays paraît désormais avoir trop longtemps misé sur sa formule gagnante, en minimisant l’évolution de son environnement. Une stratégie fondée sur la production en masse à faible coût se heurte à un mur lorsque la population active diminue, que le marché intérieur souffre du manque de confiance des consommateurs et que les marchés internationaux se ferment partiellement à la suite de restrictions à l’importation imposées par l’Occident et de droits de douane américains très élevés.

Les subventions massives, les baisses de taux d’intérêt et l’assouplissement du crédit annoncés il y a quelques semaines par le gouvernement chinois ne font que contribuer à masquer les symptômes du déclin et à alimenter un rebond temporaire des marchés d’actions locaux. Mais ces tentatives visant à ralentir le déclin seront inexorablement annulées ultérieurement, par l’évolution démographique dramatique qui attend le géant rouge.

Graphique 1 : Évolution de l’indice MSCI des États-Unis, de l’Europe, de la Chine et du Japon. (Return net en euros)

Graphique 1 : Évolution de l’indice MSCI des États-Unis, de l’Europe, de la Chine et du Japon. (Return net en euros)

Après les menaces économiques successives du Japon et de l’Europe, qui se sont révélées finalement des tigres de papier, le danger chinois semble donc également écarté. Mais non sans avoir été exploité politiquement, tant par les démocrates que par les républicains. En définitive, les États-Unis ont surtout montré, à chaque fois, qu’ils prenaient ces menaces successives très au sérieux, ce qui les a amenés à encourager les entreprises américaines à investir massivement dans des mesures d’amélioration de la productivité et des produits innovants, très appréciés du public.

De fait, 8 marques mondiales sur 10 sont aujourd’hui « Made in USA » et les 10 plus grandes entreprises de l’indice mondial MSCI y ont toutes leur siège. La quasi-totalité des universités se trouve aux États-Unis, où même une université moyenne peut rivaliser avec les meilleurs établissements européens (à l’exception de Cambridge et d’Oxford). Les États-Unis sont devenus le plus grand producteur d’énergie au monde et peuvent compter sur des marchés de capitaux efficaces, des stratégies commerciales dynamiques, un marché du travail flexible et une démographie relativement saine. Les États-Unis peuvent ainsi même tabler sur une expansion naturelle de l’offre de main-d’œuvre à partir de 2030.

Cette feuille de route contraste fortement avec celle de l’Europe, qui se dirige vers une débâcle démographique qui ralentira considérablement sa croissance économique future au cours de la prochaine décennie.  Les mesures proposées, telles que l’augmentation du taux de participation des femmes au marché du travail, le relèvement de l’âge de la pension ou l’immigration, ne suffiront pas à contrebalancer ce phénomène. La seule chose qui pourrait vraiment aider est une automatisation poussée et l’IA pour stimuler la productivité européenne.

Malgré tout, on peut encore gagner une campagne présidentielle américaine aujourd’hui en soulignant que les États-Unis sont sous la menace économique de la Chine, de l’Europe, du Japon ou de tout autre pays que l’on peut présenter comme un redoutable ennemi. La croissance économique américaine, même impressionnante, est en effet très inégalement répartie. Ce déséquilibre en termes de prospérité ne s’affiche pas seulement entre les groupes ethniques ou les différents niveaux d’éducation, mais est également très visible entre les zones géographiques, avec des bassins industriels et agricoles du Midwest qui souffrent plus particulièrement.

Dans un tel paysage, un bouc émissaire est tout trouvé. De même que le remède contre la poursuite du déclin : des droits d’importation prohibitifs, qui passent comme une lettre à la poste auprès de l’électorat. Une telle stratégie n’en finit pas moins par conduire à une offre de produits plus restreinte, à des prix (et des taux d’intérêt) plus élevés, et par provoquer des contre-mesures dans d’autres pays, ce qui ralentit la croissance économique mondiale.

 Certes, pendant un temps, les droits de douane viennent renflouer les caisses de l’État, ce qui permet de réduire les déficits budgétaires abyssaux sans hausses d’impôts domestiques. Et c’est précisément cet effet à court terme qui est politiquement beaucoup plus payant que les effets négatifs à long terme.

Les ennemis étrangers présentés à l’électorat américain sont pour la plupart des caricatures de pays bien incapables de menacer les États-Unis de manière substantielle, que ce soit sur le plan économique ou militaire. Non, le plus grand ennemi se niche à l’intérieur même des États-Unis : Des visions sociétales toujours plus antagonistes, au point de provoquer des accès de polarisation dramatiques, alors que l’organisation politique spécifique des États-Unis conduit inévitablement à terme à des majorités très courtes[4] et à des courses très serrées, comme dans cette élection présidentielle.

Tant qu’un résultat clair sortira de cette élection, nous saurons nous adapter aux politiques qui en résulteront - indépendamment de notre sympathie ou de notre aversion pour le vainqueur. Après une courte période de volatilité accrue, les marchés financiers retrouveront leur équilibre. Avec des taux d’intérêt plus élevés et des cours en hausse en cas de victoire de Trump. Et des taux d’intérêt plus bas et des marchés boursiers hésitants en cas de victoire de Harris.  Même si cela ne sera pas de nature à modifier fortement l’allocation d’actifs.

À ce grand bémol près que, si le résultat du vote est contesté, il risque de s’ensuivre une période d’incertitude et de fortes turbulences sociales qui auront un impact plus fondamental sur les bourses mondiales.

Entre-temps, la nouvelle saison des bénéfices a commencé, presque sans qu’on s’en aperçoive. Le potentiel de hausse des résultats des entreprises européennes semble faible. Si le géant allemand de l’informatique SAP a tout de même réussi à surprendre positivement, les investisseurs en actions européennes restent prudents après l’annonce totalement inattendue de mauvaises perspectives par la direction d’ASML, qui ont secoué les bourses mondiales pendant plusieurs jours.

Les bénéfices des entreprises américaines pour le troisième trimestre 2024 semblent pour l’instant en passe de dépasser légèrement les attentes. Mais les grands groupes comme Apple, Microsoft et Google ne publient pas leurs résultats avant la fin du mois, tandis que NVIDIA tiendra les marchés financiers en haleine jusqu’au 20 novembre.

Cela ne manquera pas de provoquer des remous pendant un certain temps, mais il est déjà plus intéressant de se projeter dans l’avenir. Ce sont en effet les attentes élevées concernant les bénéfices des entreprises en 2026 et 2027 qui détermineront les choix d’investissement.

Pour l’heure, l’on est abreuvé de commentaires annonçant que, dans une telle constellation économique, le boom des marchés boursiers prendra une forme différente et ne sera plus (uniquement) tiré par une poignée de mégapoles aux États-Unis et en Europe. Un peu dubitatifs, nous aimerions le croire et espérons ainsi un élargissement des gains boursiers, avec en tête les petites entreprises et les titres cotés ayant un profil de croissance moins prononcé, après plus de trois ans de sous-performance. Mais il s’agira assurément d’un effet de courte durée, car, avec le temps, les mégacapitalisations dicteront à nouveau leur loi. The winner takes it all.

[1] Exprimé en euros, l’indice japonais MSCI ne progressera que de 79 % (dividendes compris) sur la période allant du 01/01/1990 à aujourd’hui. Procurant un rendement annuel famélique de 1,7 %. L’indice américain correspondant progressera lui de plus de 3 200 % au cours de cette période, affichant ainsi un rythme annuel moyen de 10,6 %.

[2] Alors que l’indice return net américain MSCI bondira de 3 200 % sur la période allant du 01/01/1990 à aujourd’hui, l’indice return net européen limitera sa hausse à 1 100% (soit 7,4 % en rythme annuel) et l’indice boursier allemand, dividendes inclus, à 706 % (soit 6,20 % en rythme annuel).

[3] Au cours des 20 dernières années, l’indice boursier américain (dividendes nets inclus) a progressé de 720 %, soit un taux annuel de 11 %. L’indice boursier chinois MSCI a grimpé de 450 %, soit un taux annualisé de 8,9 %.

[4] En sciences politiques, ce phénomène est connu sous le nom de loi de Duverger.